Affiche annonçant une fête populaire dans le cadre de la campagne de 1974 contre une des initiatives xénophobes, Fonds Charles Philipona, Série 6, sous-série 104

7 juin 1970: le vote sur la première initiative Schwarzenbach

Nous avons consacré récemment un page thématique à la grève sur les chantiers genevois de l'entreprise Murer à l'occasion du cinquantième anniversaire de ce mouvement. C'est un autre cinquantième anniversaire que nous rappelons aujourd'hui, celui du vote sur l'initiative dite Schwarzenbach contre l'«emprise étrangère», le dimanche 7 juin 1970. Nous présentons ici quelques documents, principalement issus de la série 4 du Fonds Maurice Rey, autour de la campagne qui a précédé le vote de juin 1970 et en particulier des prises de position des groupes gauchistes qui se constituent alors en opposition au Parti du Travail.

270'000 renvois

En 1968, le Parti démocrate du canton de Zurich décide de retirer son initiative contre la surpopulation étrangère, la première du nom. Ce retrait entraîne une scission au sein du parti et le conseiller national James Schwarzenbach s'en retire pour fonder l'«Action nationale contre la surpopulation étrangère». Il annonce le lancement de la deuxième initiative appelant à une réduction de la population étrangère à 10% de la population autochtone au maximum (25% pour Genève). Adopté, ce texte aurait entraîné le renvoi de 270'000 personnes sur quatre ans (Jean Schmid et Philippe Garbani, Le syndicalisme suisse: histoire de l'Union syndicale 1880-1980, ed. d'en bas, pp. 199-202).

Le dimanche 7 juin 1970, le coprs électoral suisse était appelé aux urnes pour se prononcer sur un texte exigeant une réduction brutale de la population étrangère. Il devait être rejeté de justesse par 54% des suffrages exprimés.

Un traumatisme syndical

Comme le remarque Jean Steinauer (La valeur du travail, Antipodes, 2007, pp. 218-219), cette initiative a constitué un «traumatisme» pour les syndicats. Certaines sections locales condamnent l'initiative en des termes très clairs. La section FOMH du Sentier, par exemple, : «déplore l'existence de ladite initiative, contraire aux objectifs humanitaires et syndicaux, et inspirée par un courant xénophobe condamnable.» A Genève ou à Bienne, en revanche, la prise de position de certains secrétaires contre l'initiative provoquera la démission de certains syndiqués. Un secrétaire de la FOBB genevoise, quant à lui, explique au comité des maçons - composé en partie de personnes concernées par la mesure - qu'il votera contre l'initiative par discipline syndicale (les instances centrales appellent au rejet) plutôt que par conviction personnelle (La valeur du travail, Antipodes, 2007, pp. 218-219). Il faut dire que le thème de la surpopulation étrangère était présent dans la communication syndicale des années 1950-1960 et notamment dans la campagne pour l'initiative contre la «surchauffe» économique.

Contre Schwarzenbach et contre le patronat

Cette première initiative contre l'«emprise étrangère» soumise au vote provoque d'intenses discussions au sein des groupuscules qui se constituent à la gauche du Parti du Travail.

Exemplaire du journal de l'Union suisse des arts et métiers annexé au document du groupe Rouge sur l'initiative. Fonds Maurice Rey, Série 4.

Il s'agit, en effet, de développer une argumentation contre la mesure proposée, tout en se démarquant de la position du patronat (voir ci-dessus) qui combat lui aussi l'initiative. Cette tension conduit à la production d'analyses intéressantes de la fonction de l'immigration dans le capitalisme suisse. Ainsi, le document de discussion du groupe tessinois Movimento giovanile progressista (MGP) dont on trouvera ici une traduction en français. Pour le MGP, l'initiative sert en réalité les intérêts du patronat en accentuant la division de la classe ouvrière:

«[le capitalisme] doit absolument empêcher une homogénéisation de la main-d'oeuvre employée, c'est-à-dire un renouement [sic] de la composante nationale et de la composante étrangère, afin d'empêcher une éventuelle recomposition politique de la classe ouvrière.»

L'image ci-dessous montre un extrait d'un «Plan de travail» sur l'Initiative Schwarzenbach dont on peut supposer qu'il a été élaboré dans le cadre de l'Opposition de gauche du Parti du Travail genevois au cours de la campagne précédent le vote de juin 1970. A la lecture de ce plan, on est frappé par la volonté des membres du groupe d'élargir la focale jusqu'à tenter de dresser un état général de la situation socio-économique en Suisse. La réponse adéquate à l'initiative semble, pour ces jeunes militant.e.s, résider dans une compréhension générale du développement du capitalisme suisse.

Plan de travail sur l'initiative Schwarzenbach (s.d.). Fonds Maurice Rey, Série 4.

Le groupe trotskyste genevois Rouge constitue un comité contre l'initiative, mais, dans le document d'orientation du comité, souligne la nécessité d'élargir la lutte en direction de «la reconstruction de l'unité de classe» :

Actuellement, le problème posé à la classe ouvrière par l'initiative Schwarzenbach est sans débouché si cette campagne n'est pas utilisée pour une agitation à beaucoup plus long terme. La reconstruction de l'unité de la classe passe par une série d'explication et d'intervention dont les groupes d'avant-garde doivent se donner les moyens.

En somme, l'initiative est interprétée comme un symptôme qui doit être combattu sans perdre de vue l'objectif principal, à savoir l'unité des travailleurs suisses et étrangers et la lutte contre le statut de saisonnier. Mais, comme le remarque le rédacteur de La Taupe rouge (sans date, mais probablement 1970), journal du groupe trotskyste susmentionné, l'iniative déploie des effets politique désastreux. Citant le secrétaire central de la Fédération des ouvriers du bois et du bâtiment, l'article montre que la suppression du statut de saisonnier va disparaître de l'agenda politique pour éviter de donner du grain à moudre au promoteurs de l'initiative:

Pour leur part, les bureaucrates syndicaux, lors de la campagne sur l'initiative ne cachaient pas leur opportunisme. Ezio Canonica, secrétaire de la FOBB, d'une part affirmait que: «dans le bâtiment toutes les conditions objectives sont remplies pour que ce statut soit supprimé en général et maintenu seulement pour les chantiers où le travail est lié à la saison», mais, d'autre part, objectait que «poser le problème du statut de saisonnier dans les conditions actuelle voudrait dire porter de l'eau au moulin de Schwarzenbach, puisqu'il est clair que la suppression du statut signifie une ultérieure aggravation du problème connu sous le nom de surpopulation étrangère.» (Emigrazione italiana, 27 novembre 1969)

Politisation de l'engagement religieux

Pour de nombreuses militantes et militants, la campagne qui a précédé le vote du 7 juin 1970 a été le moment d'un apprentissage politique. L'occupation de l'Église du Sacré-Coeur à Genève intervient dans le contexte de cette campagne, puisqu'elle a lieu le 30 mai 1970, une semaine avant le vote.

Photographie de l'occupation de l'Église du Sacré-Coeur à Genève, le 30 mai 1970. (Droit réservés, Musée national, Actualités Suisses Lausanne, LM140958.1)

Comme on peut le voir sur cette photographie, les occupants appellent d'une manière générale à la solidarité avec les travailleurs étrangers, mais plus spécifiquement, ils enjoignent l'Église catholique à prendre position. La hiérarchie ecclésiastique s'est prononcée contre l'initiative, mais le groupe d'occupants demande une prise de position plus ferme et surtout des actes clairs. Cet épisode, situé au coeur de la campagne sur l'iniative, constituera un fort moment de «politisation de l'engagement religieux» pour des militants qui rejoindront les organisations de la nouvelle gauche chrétienne, voire qui s'éloigneront de l'église catholique. (Archives contestataires, «L'occupation de l'Église du Sacré-Coeur» in Traces et souvenirs de la contestation: Charles Philipona, éd. d'en bas et Archives contestataires, pp. 27-38)

Un bruit de fond politique de la période

Entre 1964 et 1984 ce ne seront pas moins de six initiatives qui seront lancées sur le même thème. La question de la «surpopulation étrangère» et l'appel constant à une politique xénophobe constituent une sorte de bruit de fonds politique de la période. L'initiative Être solidaires (vote le 5 avril 1981), «en faveur d'une nouvelle politique à l'égard des étrangers» sera notamment envisagée comme un contre-feu à l'omniprésence du discours hostile aux étrangers.

Journal du Comité d'initiative Être solidaires. Fonds du Centre de contacts Suisses Immigrés.

De fait, pour toutes les composantes de la gauche et du mouvement syndical, la question de la stratégie à adopter vis-à-vis des initiatives, et plus largement des positions politiques, xénophobes reste une question brulante tout au long des années 1960-1970. Elle se prolonge au-delà, même si la cible des attaques change pour stigmatiser, notamment, les requérants d'asiles. Ni les nombreuses brochures réfutant les arguments fallacieux, ni les tentatives de développer les contacts entre Suisses et Immigrés, ni les mobilisations de rue ne semblent en mesure d'enrayer durablement les attaques constantes contre les résident.es étranger.ères.

Éléments de bibliographie et autres sources

  • Pour un aperçu général de la série d'initiatives xénophobes: Silvia et Gérald Arlettaz, «Les initiatives populaires liées à l'immigration et à la présence étrangères», in La Constitution fédérale en chantier, Schweizerisches Bundesarchiv, 1998, pp. 89-140.
  • H. Mahnig, Histoire de la politique de migration, d'asile et d'intégration en Suisse depuis 1948, Chronos verlag, 2005
  • Damir Skenderovic, «Le mouvement contre la surpopulation étrangère depuis les années 1960» in Dictionnaire historique de la Suisse à l'entrée Xénophobie.
  • On trouve des témoignages sur la période notamment dans l'ouvrage de Delia Castenuovo Frigesi, La condition immigrée, éditions d'en bas, 1978.
  • Les Archives sociales suisses conservent le fonds du comité national de l'initiative Etre solidaire et un fonds d'archives de James Schwarzenbach.
  • Les documents liés à James Schwarzenbach et aux effets de ses initiatives dans les Documents diplomatiques suisses.

Aux Archives contestataires, en dehors du fonds Maurice Rey, les documents sont plus nombreux pour les campagne contre les initiatives suivantes, en particulier celle de 1974:

  • Fonds Charles Philipona, Votation de 1974, série 1, sous-série 78-79
  • Fonds Charles Philipona, Occupation de l'Église du Sacré-Coeur, série 4, sous-série 117
  • Fonds Charles Philipona, Initiative Schwarzenbach, série 6, sous-série 104
  • Fonds Maurice Rey, Mouvement ouvrier, Série 4
  • Le Fonds du Centre de contact Suisses-Immigrés, non encore inventorié, contient des documents sur les initiatives Schwarzenbach et sur l'initiative Être solidaires.

Quelques articles de presse parus à l'occasion des cinquante ans du vote:

  • Un article de Benjamin von Wyl dans la Medienwoche sur le role de la presse du Parti socialiste dans la campagne précédent le vote de 1970.
  • Un article très fouillé d'Anna Jikhareva dans la Wochenzeitung qui relie ce passé récent au vote de septembre 2020 sur l'initiative de l'UDC.
  • Un article de Marc Tribelhorn sur l'histoire de la famille Schwarzenbach, dans la Neue Zürcher Zeitung.