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Cet article présente un ensemble de documents issus du fonds d'archives d'Olivier de Marcellus – dont l'inventaire vient d'être publié. Ces documents sont en lien avec son engagement dans les luttes contre la mondialisation économique et contre les politiques néolibérales promues par les institutions internationales, de la fin des années 1990 au milieu des années 2000. L'ensemble offre un aperçu des mobilisations altermondialistes de cette période à partir des activités de l'Action Mondiale des Peuples (AMP) ainsi que celles de différents groupes impliqués dans ce mouvement « contre la gouvernance globale » et basés à Genève (le Collectif Viva Zapata !, l'Action populaire contre la mondialisation, ou encore le Forum social lémanique). L'Action Mondiale des Peuples (AMP), ou People's Global Action (PGA) est une coordination mondiale contre les organisations de libre-échange, le marché libre et néolibéralisme qui nait à Genève en 1998.

Genèse du mouvement : luttes zapatistes et solidarité internationale

Il est extrêmement délicat d’identifier un début au mouvement anti-globalisation, car il prend forme progressivement depuis deux bonnes décennies dans la continuation ou le renouvellement d’anciennes luttes, à des moments et des endroits différents de la planète, pour trouver son expression comme réseau contre la mondialisation capitaliste à la fin des années 90. Ces mouvements, aussi hétérogènes soient-ils, ont en commun la contestation d’une gouvernance globale (O’Brien et al., 2000), autrement dit le renforcement de la domination capitaliste à travers la croissante intervention d’institutions internationales. (...) Une grande partie de ces mouvements naissent déjà au début des années 80. Ils sont souvent paysans et/ou indigènes, se développent en Asie, en Afrique et en Amérique latine pour s’attaquer au FMI, à la Banque mondiale et aux entreprises transnationales. En Europe, la scène politique se modifie avec la fin de la guerre froide, et les idéologies de gauche cherchent de nouvelles issues. Les luttes se diversifient autour de nouveaux thèmes, les théories post-fordistes remettent en cause la centralité du travail, les partis se recomposent, de nouvelles expériences se renforcent, comme celles des centri sociali en Italie (Fumagalli, 2002). Parallèlement, la solidarité internationale se redéfinit : les organisations qui soutenaient les guerrillas ont disparu avec elles et les ONG occupent le terrain, proposant une nouvelle formule de l’internationalisme, désormais synonyme d’aménagement de la globalisation. En réaction à cette situation, un réseau d’organisations issues des anciennes pratiques de solidarité tente au début des années 90 de réactiver l’activisme autour de la solidarité Nord-Sud, en cherchant à entrer en contact avec les luttes populaires menées en Asie, en Amérique latine et en Afrique. Ces initiatives convergeront progressivement vers la construction d’un réseau mondial de résistances.1

Les sources présentes dans le fonds d'Olivier de Marcellus confirment cette genèse proposée par Sabine Masson à deux égards. Premièrement, la redéfinition des pratiques de solidarité internationale issue des mouvements du second XXème siècle, avec cette nouvelle séquence de mobilisation contre la gouvernance globale qui, comme l'explique de Marcellus, s'inscrit dans une continuité : « Pour beaucoup des membres du réseau du Nord [de l'Action Mondiale des Peuples], ce mouvement ouvrait de nouvelles voies dans une pratique internationaliste qui était la notre depuis des années déjà. La solidarité avec le Pérou, le Chili, le Nicaragua, le Salvador, etc., a constitué une des bases de notre engagement depuis des années. Être internationaliste est pour nous une évidence »2. Deuxièmement, la recherche de « nouvelles issues » théoriques qui ne seront pas détaillées ici, mais qui se traduisent par un travail de réflexion sur les alternatives économiques menées au sein du groupe Institut pour l'assainissement de l'argent, producteur d'émissions de radio sur Radio Zones, groupe au sein duquel Olivier de Marcellus a été très actif. Plus généralement, un travail sur le développement du chômage et de la précarité, sur les nouvelles formes de travail et sur le néolibéralisme en Suisse est effectué par le groupe Néolibération, dont de Marcellus fait partie. Ce groupe publie avec entre autres la brochure: Contre la puryfication de la pensée. Eléments de réponse au livre blanc néo-libéral (voir également la série Économie).

C'est à l'initiative de l'Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) qu'a lieu cette mise en réseau de différents groupes engagés localement contre le capitalisme et dans les luttes paysannes et indigènes, au début de l'année 1996. L'EZLN est une organisation armée fondée en 1983 par « un petit groupe de militants d'une organisation guévariste, les Fuerzas de Liberación Nacional »3 dans le contexte des luttes contre l'exploitation des indigènes dans les fincas (les grandes propriétés, appelées aussi haciendas), implantée dans la région du Chiapas (Mexique). Elle n'apparait publiquement qu'en 1994, lorsqu'elle occupe sept villes de la région dans la nuit du 1er janvier, jour de l'entrée en vigueur de l'Accord de libre-échange Nord-américain (ALENA, entre les États-Unis d'Amérique, le Canada et le Mexique). S'en suivent douze jours de combats puis un cessez-le-feu et l'ouverture d'un dialogue avec les pouvoirs fédéraux. La Commission nationale de médiation (Conai) est crée en décembre 19944, puis la Commission de concorde et de pacification (Cocopa) en mars 1995. Les Dialogues de San Andrès aboutissent à la signature des Accords sur les droits indigènes qui sont signés entre le gouvernement fédéral et l'EZLN le 16 février 1996, avec l'objectif d'une « transformation [de l'EZLN] en une force politique civile ». Toutefois, ces accords ne sont pas respectés par le gouvernement fédéral qui refuse la réforme constitutionnelle proposée lors de leur signature et « [opte] pour une paramilitarisation visant à détruire peu à peu l'implantation locale de l'EZLN »5. Les zapatistes suspendent les discussions à la fin de cette même année6.

C'est dans ce contexte que l'EZLN décide d'impliquer la société civile dans le dialogue avec le gouvernement fédéral en conviant des observateur·ice·s internationaux au Foro Nacional Indigena, du 3 au 8 janvier 1996 à Cristóbal de Las Casas, forum visant à organiser les indigènes au niveau national7. Olivier de Marcellus et d'autres membres de différents groupes appartenant à la constellation des organisations de solidarité avec les zapatistes s'y rendent.

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De Marcellus fait partie du Collectif Viva Zapata à Genève qui effectue depuis 1994 un travail d'information et de mobilisation autour des luttes des zapatistes. Une réunion est organisée par le collectif à la suite de son voyage. C'est dans cette même dynamique que s'inscrit la Rencontre Intercontinentale pour l'Humanité et contre le Néolibéralisme, appelée par l'EZLN à l'été 1996. Selon le site internet de l'Action Mondiale des Peuples, cette rencontre rassemble 4'000 personnes de 43 pays dans les montagnes et dans la jungle Lacandon au Chiapas pour « discuter de ce qui ne tourn[e] pas rond avec le capitalisme moderne et de quelle société nous voul[ons] »8. S'ensuivent différentes rencontres nationales, puis une nouvelle Rencontre intercontinentale à l'été 1997 en Espagne, appelée également Encuentro II. Si les archives d'Olivier de Marcellus et du Collectif Viva Zapata ne témoignent pas de la présence de genevois·es à la première rencontre, il semble qu'un certain nombre de personnes se soient rendues à la deuxième9. Ces rencontres sont décisives dans la formation de l'AMP, car elles ouvrent une nouvelle séquence de lutte en redonnant « le courage d'une révolte radicale pour une opposition laminée par la chute du socialisme, la Guerre du Golfe, l'ère Tatcher, la 'fin de l'histoire', etc. »10 et « permettent à des mouvements très divers d’entrer en contact et de réfléchir ensemble sur les effets de la globalisation et les résistances à construire »11.

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De nouvelles formes de mobilisation : L'Action Mondiale des Peuples

À l'issue de la deuxième Rencontre intercontinentale en 1997, un groupe « d'une quarantaine de personnes [prolonge] la rencontre pour élaborer un projet d'une coordination mondiale (...) spécifiquement pour coordonner, d'une part, des 'Journées d'actions mondiales' décentralisées contre l'OMC et le libre-échange et, d'autre part, utiliser l'action directe et la désobéissance civile pour s'opposer à la tenue des sommets et mettre en cause l'existence même de l'OMC »12. C'est la naissance de l'Action Mondiale des Peuples. Genève est choisie comme lieu pour la première conférence puisqu'en mai 1998 doivent s'y dérouler le cinquantième anniversaire de l'OMC (anciennement GATT) et sa réunion ministérielle annuelle. Une première réunion y a lieu en février 1998 où une ébauche de manifeste est rédigée, ainsi que le premier numéro du Bulletin de l'AMP dont voici un extrait “:

Ensemble avec des mouvements populaires de tous les continents (plus de 300 déléguéEs de 71 pays, nous nous sommes réuniEs à Genève du 18 au 27 février 1998 pour discuter d'actions coordonnées contre l'Organisation Mondiale du Commerce, le « libre » échange et le pouvoir multinational.

Nous avons partagé notre colère devant les effets sociaux et environnementaux dévastateurs de la mondialisation promue par l'OMC et d'autres institutions au service des intérêts du capital transnational, telles que le Fond Monétaire International, la Banque Mondiale et les accords de « libre » échange régionaux tels que l'ALENA, PAEC ou Maastricht. Nous avons aussi partagés nos espoirs et idéaux, nos stratégies pour construire des mondes alternatives au delà du contrôle de l'argent.

(...) L'ennemi mondial est relativement bien connu, mais la résistance mondiale qu'il suscite passe rarement à travers le filtre des médias. Or ici nous avons rencontré des gens qui avaient paralysé des villes entières du Canada avec des grèves, risqué leurs vies pour occuper des terres en Amérique Latine, détruit le siège de la Cargill en Inde et le maïs transgénique de Novartis en France. (...)

Les déléguéEs se sont engagéEs avec enthousiasme pour le but central de la conférence : organiser des actions de protestations dans le monde entier pendant le 2e Sommet Ministériel de l'OMC (...).13

Le Comité d'Accueil genevois est composé de différentes organisations genevoises : le Collectif Viva Zapata!, Alternative solidaire, l'association Nicaragua Salvador, le Centre Europe-Tiers Monde (CETIM), Espace Femmes International, ContrAtom, la CUAE, le Groupe Solidarité Guatemala, le groupe Néolibération et le Syndicat du livre et du papier. Mais l'organisation de ces rencontres genevoises repose également sur « la scène squat/alternative qui [prend] en charge la majeure partie de l'hébergement, de la préparation des repas à l'Usine (...) et avec le soutien financier de syndicats progressif, de groupes de soutien au tiers-monde et d'ONG. Finalement, les partis de gauche [sont] obligés de déclarer leur soutien »14.

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Les mobilisations contre le cinquantième anniversaire du «système commercial multilatéral» (GATT. puis OMC dès 1995) et la réunion ministérielle ont lieu entre le 16 et le 20 mai 1998 à Genève. Selon un article du Courrier conservé dans le fonds15, elles se sont déroulée ainsi : une manifestation le samedi 16 mai à 14h et émeutes dans la soirée ; actions de blocage, rassemblement spontané sur la plaine de Plainpalais et émeutes en ville le lundi 18 mai ; manifestation nocturne le mardi 19 mai qui est finalement annulée ; manifestation devant l'OMC le mardi 20 mai. En parallèle des mobilisations genevoises est lancée la proposition des « Global Days of Action Against 'Free' Trade and the WTO » ; un appel mondial à se mobiliser au même moment qu'à Genève. Cette idée inédite d'actions décentralisées est décrite plus bas. Un email imprimé présent dans le fonds d'Olivier de Marcellus liste toutes les pays et villes où des actions ont eu lieu et décrit chaque action16.

Nouvelles formes de contestation et organisation interne de l'AMP

Comme le montre l'organisation de la première conférence à Genève, l'implication d'acteurs très différents au sein du « mouvement » est fréquente. Elle est abordée avec enthousiasme par le Leeds May day group, un collectif anarchiste anglais né à la création de l'AMP : « Il parait significatif que des groupes sociaux tellement variés se retrouvent à la fois pour chercher un fondement commun et pour explorer les différences. Il y a une décennie, par exemple, nous aurions critiqué de façon cinglante l'engagement de pacifistes, de vert-es, de chrétien-nes et de quiconque appartenant à un parti de gauche. Maintenant, nous sommes nettement plus ouvert-es à ce que de telles personnes communiquent avec d'autres qui, comme nous, viennent d'une tradition radicale ou antagoniste »17. Ces alliances sont caractéristiques de ces nouvelles formes de contestation, également définies par « l'utilisation de l'action directe comme moyen de lutte, (...) une philosophie organisationnelle basée sur la décentralisation et l'autonomie, (...) la construction d'alternatives basées sur la démocratie directe »18 ; ainsi qu'un rejet des modes d'organisation de la gauche traditionnelle et l'incorporation d'un discours sur les nouvelles formes de travail caractéristiques du mode de production post-fordiste.

L'organisation fonctionne sans membres, il suffit d'être en accord avec les principes de base (les hallmarks) pour appartenir au réseau. Comme le relève une personne active dans le réseau : « Il n'y a pas d'appartenance formelle. C'est bien sûr une idée difficile à faire passer auprès des personnes qui s'attendent à payer des cotisations, recevoir une carte, des publications régulières et des consignes d'en haut... »19. Ce mode de fonctionnement accélère la circulation de pratiques de lutte et diversifie les répertoires d'action, jusqu'à venir ébranler la conception traditionnelle d'une solidarité internationale unidirectionnellement tournée vers le Sud : « Depuis Seattle, Prague et Gêne, on a la situation assez marrante suivant laquelle certains mouvements du Sud s'inspirent de ce qui se fait dans les pays du Nord alors qu'au départ c'est plutôt l'inverse »20.

L'organisation mondiale fonctionne à différentes échelles : les groupes ou mouvements populaires actifs localement (et souvent préexistant à l'AMP) se retrouvent pour des conférences régionales (sur chaque continent) puis mondiales, afin de travailler à la constitution d'une cause commune et d'élaborer un programme d'actions. La série Action mondiale des peuples du fonds d'Olivier de Marcellus documente les différents rendez-vous européens et mondiaux :

  • la fondation de l'AMP en février 1998 à Genève et la mobilisation contre l'OMC en mai de la même année ;
  • la deuxième conférence mondiale de l'AMP à Bangalore en Inde, qui a eu lieu du 23 au 26 août 1999 ;
  • la troisième conférence mondiale de l'AMP à Cochabamba en Bolivie, du 16 au 23 septembre 2001 ;
  • la deuxième conférence européenne de l'AMP qui a eu lieu à Leiden (NL) du 31 août au 4 septembre 2002 ;
  • le « Wintermeeting » européen de l'AMP qui a eu lieu à Dijon du 7 au 9 mars 2003 ;
  • la troisième conférence européenne de l'AMP/PGA à Belgrade en juillet 2004 ;
  • et finalement la quatrième (et dernière) conférence européenne de l'AMP qui a eu lieu en France à l'été 2006.

Les contre-sommets et les Journées d'action mondiales

Outre l'encrage dans des luttes locales et la participation à ces différents moments d'organisation collective que sont les conférences de l'AMP, le calendrier s'articule autour d'une série de contre-sommets, qui sont « le lieu par excellence de convergence du mouvement altermondialiste »21 : contre l'OMC en 1998 à Genève en 1998, contre l'OMC encore à Seattle en 1999, contre le FMI et la Banque mondiale à Prague en 2000, contre le G8 à Gêne en 2001 et à Évian (et Genève) en 2003... Ce rythme annuel semble ralentir à partir de 2005 avec les mobilisations contre le G8 de Gleaneagles en Écosse et la dernière conférence européenne de l'AMP l'été suivant, même si le calendrier « Actions against Globalization » du site internet de l'AMP se poursuit jusqu'en 200922. Le contre-sommet de Seattle marque l'histoire de la contestation, avec 40'000 personnes qui se retrouvent pour manifester contre l'OMC et un retentissement médiatique considérable. Ces mobilisations sont le lieu de confrontation de tactiques et de forces militantes très diverses, ce qui donne lieu à de nombreux débats stratégiques, le plus fameux étant probablement le débat sur l'utilisation de la violence (par exemple ici dans le cadre du G8 d'Évian). Ces débats ont lieu, le plus souvent, sur des listes-mails de groupes (outil permettant le renvoi automatique d'un courriel à toute les personnes inscrites à la liste). L'organisation décentralisée est facilité par l'utilisation d'Internet, qui « joue ici un rôle crucial en permettant une coordination intense à moindre coût entre les individus les plus impliqués tout en offrant la possibilité à tout un chacun de s’agréger au processus »23, notamment grâce au réseau Indymedia24 . Du point de vue de la conservation des contenus numériques, le fonds d'Olivier de Marcellus est un exemple intéressant, puisqu'il a procédé à l'impression d'un grand nombre d'email, disponibles dans le fonds au format papier, mais n'a pas transmis d'archives numériques.

Dès la fondation de l'AMP en en 1998, un des principaux enjeux du réseau est de trouver un système de coordination des actions à l'échelle mondiale. Ce système s'articule rapidement autour des contres-sommets, mais il faut prendre en compte les inégalités face aux possibilités d'entreprendre parfois de grands voyages pour répondre présent·e·s à ces rendez-vous. Ynès du collectif Viva Zapata explique l'idée des actions décentralisées : « [Elles prennent] en compte le fait que [les participant·e·s] n'ont pas tous les moyens de venir sur les lieux où se passent les réunions. (...) Pas besoin de venir à Genève pour savoir ce qu'est l'OMC. Ces actions devaient avoir lieu de manière la plus décentralisée possible. La légitimité de la grande manifestation de Genève passait aussi par la diversité de manifestations dans les autres lieux du monde. (...) On a beaucoup insisté là dessus et ça a été une grande réussite parce qu'en 1998, il n'y a pas eu que la manifestation à Genève et qu'après cela, les actions décentralisées se sont multipliées »25. Comme le note Olivier de Marcellus : « En fait, les actions décentralisées ont préparé et permis ces actions centralisées très fortes. Personne n'avait prévu cette dialectique ! Aujourd'hui [en 2002], plus besoin vraiment d'appels de l'AMP pour des manifestations centrale. »26

L'Action Populaire Contre la Mondialisation, groupe genevois du réseau de l'AMP

On a vu qu'à Genève, la fondation de l'AMP s'est articulée autour de différentes organisations rassemblée dans un Comité d'Accueil. Sans se désolidariser des actions globales de l'AMP, l'Action Populaire Contre la Mondialisation (APCM) est créée à la suite des rencontres de 1998, avec l'objectif de « chercher à localiser la lutte contre la mondialisation et les luttes locales et nationales qui sont la base fondamentale de la résistance à la mondialisation, telles que des privatisations (démantèlement rampant des services publics en Suisse, votation sur la « libéralisation » de l'électricité, etc.) et l'organisation du travail néolibéral qui nous rend triste et malade... ». Selon un PV d'une réunion de l'APCM du 28 mars 2002, le groupe se donne trois objectifs : « être le pôle de la gauche à l'intérieur du mouvement ; la solidarité avec d'autres groupes ; organiser des séminaires/ateliers de réflexion »27.

Concrètement, le collectif lutte sur trois plans distincts : la coordination sur les contre-sommets et diffusion d'information du réseau de l'AMP auprès du public genevois, notamment pendant les Points-info organisés à l'Infokiosque au squat de la Tour ; l'intervention dans les luttes locales, telle que du soutien aux sans-papier, un travail sur les questions de privatisation (notamment au moment du référendum contre la la loi sur le marché de l'électricité (LME)), des mobilisations contre les expulsions des squats ; et finalement la solidarité internationale (avec un groupe de travail « Amérique latine » qui assure par exemple le suivi du procès Citibank et organise la tournée du Processus des communautés noires colombiennes en Europe). L'APCM poursuit également des réflexions politiques et théoriques (organisation d'un « séminaire anticapitaliste » (qui a lieu en 2003), réflexion autour des Forums sociaux, travail sur les transformations du travail et nouvelles formes de souffrance au travail...), ainsi que des discussions structurelles sur le fonctionnement du groupe.

En 2001 a lieu le premier Forum Social Mondial à Porto Alegre au Brésil, qui se décline ensuite en forums continentaux et régionaux, sur le modèle de l'AMP28. Le mouvement s'agrandit et intègre des parties de la gauche, notamment les syndicats qui seront présent à Gêne en 2001 lors des manifestations contre le G8. La naissance des Forums accentue les débats internes au mouvement contre la mondialisation sur des questions tactiques et stratégiques, notamment dans le contexte du premier Forum Social Européen qui a lieu à Florence en novembre 2002. C'est en amont de ce rendez-vous européen que différents groupes du réseau de l'AMP prennent position. En septembre 2002 est organisé à la Reithalle à Berne un « Débat sur les forums sociaux » pour définir si « [il faut] aller à Florence ». Un document présente brièvement les oppositions et les critiques des Forums qui seront débattues à cette occasion : le rapport à l'État et son rôle dans la lutte contre la « gouvernance globale », la présence des partis politiques, ou encore les positions réformistes face aux organisations internationales et l'idée d'une « mondialisation solidaire ». La forme organisationnelle est elle aussi critiquée, en comparaison avec celle de l'Action Mondiale des Peuples, par un membre de l'APCM dans le texte « Mouvement anti-mondialisation : un Autre Forum est Possible ! » : difficulté de débattre, organisation hiérarchique, charte régigée par un petit nombre d'organisations et sans en débattre, prises de parole monopolisées par des figures de la gauche institutionnelles et peu d'espace laissé « aux jeunes (...) relégués à un Camp de Jeunesse ».

« Ne pas savoir se saisir de nos victoires est le principal problème auquel se confrontent les mouvements d'action directe. »29

Ces archives permettent d'observer ces débats stratégiques et tactiques qui ont traversé le mouvement contre la globalisation et la façon dont les revendications ont été portées. On pourrait, pour conclure, proposer deux références. La première a été publiée en 2005 par le groupe Focus on the Global South, une organisation créée en 1995 Thaïlande (la traduction française se trouve dans le fonds). La seconde est un texte de l'anthropologue David Graeber.

Le texte « La fin d'une illusion : la réforme de l'OMC, la société civile mondiale et la route vers Hong Kong »30 de l'organisation Focus on Global South réfute l'idée d'une possible réforme de l'OMC. Rédigé peu de temps avant la Conférence ministérielle de l'OMC à Hong Kong (13‑18 décembre 2005), le texte soutien notamment que « l'alternative à une institution mondiale centralisée telle que l’OMC n’est pas le chaos, comme les grandes puissances commerciales voudraient le faire croire ». La stratégie mise en oeuvre est clairement énoncée dans le texte : « La mise en échec consiste essentiellement à se concentrer sur le point clé de la vulnérabilité de l’OMC : son système consensuel de prise de décision. Concrètement, cela revient à empêcher tout consensus d’émerger des négociations clés avant et pendant le Sixième Conseil des Ministres à Hong Kong. » De son côté, David Graeber, dans un texte intitulé «Le choc de la victoire»31, constate la difficulté qu'ont les mouvements d'action directe à tirer des bilans victorieux de leurs actions. Selon lui, « La question est de savoir comment rompre le cycle de l'exaltation et du désespoir et trouver quelques visions stratégiques (plus on est de fous, plus on rit) pour que ces victoires se construisent les unes sur les autres, pour créer un mouvement cumulatif vers une nouvelle société. »

L'évaluation de l'impact des mouvements sur la déreliction des organisations multilatérales construites après la Seconde Guerre mondiale reste une question largement ouverte. Les chercheuses et les chercheurs trouveront dans les archives d'Olivier de Marcellus de quoi proposer une telle évaluation par le bas, c'est-à-dire à partir des objectifs et des moyens d'actions que les actrices et les acteurs des mouvements se sont eux-mêmes choisis. Nul doute que les militantes et militants d'aujourd'hui qui doivent s'orienter dans un monde où le bilatéralisme redevient la norme trouveront également dans ces archives de quoi alimenter leurs réflexions.


  1. Sabine Masson, « Féminisme et mouvement antimondialisation », Nouvelles Questions Féministes, vol. 22, no. 3, 2003, pp. 102-121.  

  2. Cité par Voirol, Olivier, « Les mobilisations altermondialistes », Colloque à l'Université de Lausanne, 3-5 décembre 2003. 

  3. Baschet, Jérôme, « L'expérience zapatiste, à treize ans du soulevement armé de 1994 », Actuel Marx, vol. 42, no. 2, 2007, pp. 48-58.  

  4. Ya Basta !, « Chronologie du mouvement zapatiste. Six ans de zapatisme », Le mouvement zapatiste, no. 3, Lausanne : Ya Basta, 2002, p.3. Broch 0889. 

  5. Baschet, Jérôme, op.cit. 

  6. Ibid. 

  7. Bulletin no 2 du Comité Viva Zapata !, Genève, mars 1996. 056_ODM-S03-D03. 

  8. https://www.nadir.org/nadir/initiativ/agp/chiapas1996/en/encounter1dx.html, consultée le 8 octobre 2022. 

  9. Action populaire contre la mondialisation, « Switzerland: PGA in the belly of the beast », in Kolya Abramsky, Restructuring and Resistance : Diverse Voices of Struggle in Western Europe, 2001 (R0920). Voir également la série Mouvement zapatiste du fonds Olivier de Marcellus (056_ODM-S03-D05). 

  10. « L'Action Mondiale des Peuples », entretien réalisé par Olivier Voirol, Flagrant délit, no. 14, Lausanne, 2002. 

  11. Sabine Masson, op.cit. 

  12. « L'Action Mondiale des Peuples », in Flagrant délit, no 14, op. cit. 

  13. Bulletin de l'AMP, no.1, mars 1998. 056_ODM-S04-SS01-D01, chemise 5. 

  14. « Switzerland: PGA in the belly of the beast », op.cit. 

  15. « Mai 1998, l'altermondialisme naît à Genève », Le Courrier, lundi 26 août 2013.  

  16. 056_ODM-S04-SS01-D01, chemise 4. 

  17. Leeds May day group, « Qu'est-ce que le mouvement ? », in Flagrant délit, no 14, op. cit. 

  18. « L'AMP c'est quoi ? Histoires et perspectives sur l'Action Mondiale des Peuples en Europe », https://www.nadir.org/nadir/initiativ/agp/fr/lamp_cest_quoi.htm, consulté le 19 octobre 2022. 

  19. « L'Action Mondiale des Peuples », in Flagrant délit, no 14, op. cit. 

  20. Ibid. 

  21. Durand, Cédric, « Le mouvement altermondialiste : de nouvelles pratiques organisationnelles pour l'émancipation », Mouvements, vol. no 42, no. 5, 2005, pp. 103-114.  

  22. https://www.nadir.org/nadir/initiativ/agp/free/action3.html, consultée le 19 octobre 2022. 

  23. Ibid. 

  24. Sur le réseau Indymedia, voir Coleman, Biella, « Les temps d'Indymedia », Multitudes, vol. no 21, no. 2, 2005, pp. 41-48.  

  25. Cité par Voirol, Olivier, Colloque « Les mobilisations altermondialistes », op. cit. 

  26. « L'Action Mondiale des Peuples », in Flagrant délit, no 14, op. cit. 

  27. Voir la sous-série Action Populaire Contre la Mondialisation, ODM-S04-SS01-D02. 

  28. Sur la création du Forum social suisse et du Forum social lémanique, il est intéressant de consulter le fonds d'Eric Decarro

  29. David Graeber, « Le choc de la victoire », 2007. Une traduction en français de ce texte est disponible sur le site renverse.co

  30. Disponible en ligne : https://focusweb.org/la-fin-dune-illusion-la-rforme-de-lomc-la-socit-civile-mondiale-et-la-ro/ 

  31. « Le choc de la victoire », op.cit. 

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