Être solidaires

Les 40 ans du vote sur l’initiative Être solidaires

À l’occasion de la publication de l’inventaire des archives historiques du Centre ce contact Suisses Immigrés de Genève, nous rappelons ici les quarante ans du vote sur l’initiative Être solidaires, un jalon marquant pour la mobilisation politique autour des questions de migrations.

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Il y a tout juste quarante ans, le dimanche 5 avril 1981, le corps électoral suisse rejetait largement une tentative de changement radical dans l’encadrement légal des migrant.e.s. C’était l’initiative « Être solidaires, en faveur d’une nouvelle politique à l’égard des étrangers ». Ce texte visait notamment l’abolition du statut de saisonnier. Cet échec massif (84 % de non, avec une participation d’environ 40%, la totalité des cantons refuse l’initiative) pèsera longuement – et pèse peut-être encore – sur les mobilisations sur les questions de migration.

Le texte d’Être solidaires est élaboré en 1973-1974 à l’initiative du Mouvement des employeurs catholiques. Il s’agit d’une modification de l’article 69 de la Constitution fédérale dont l'essentiel tient en cette courte phrase: «Les autorisations de séjour doivent être renouvelées.» Il s'agissait d'une rupture fondamentale avec les procédures bureaucratiques tatillônes et indignes imposées aux travailleuses et travailleurs saisonniers depuis la création de ce statut. La règle devenait le renouvellement de l'autorisation de séjour. De fait, le statut de saisonnier aurait été aboli. Pour une présentation plus complète du texte, on peut lire ci-dessous la brochure de la Communauté de travail Être solidaires en réponse aux objections du Conseil fédéral (AC, Bibliothèque, Broch 384):

Au niveau national, le comité d’initiative réunit une trentaine d’organisations et de partis. La Suisse est alors au beau milieu d’une vague xénophobe matérialisée par les initiatives dites Schwarzenbach portées par l’Action nationale, qui se succèdent en 1970, 1974 et 1977. Dans ce contexte, Être solidaires apparaît, pour une partie de la gauche, comme une manière de reprendre la main sur un agenda politique dicté par l’extrême-droite.

La récolte de signature démarre à l’automne 1974. Le pasteur Berthier Perregaux, fondateur du Centre de contact Suisses Immigrés (CCSI), raconte ici l’ambiance qui règne à Genève autour de cette récolte :

« […] à Genève, au lendemain du 20 octobre 1974, nous lancions la récolte des signatures. Pendant l’automne et l’hiver 74-75, nous avons tenu des stands, nous avons récolté près de 10'000 signatures pour l’ensemble d’Être solidaires. Et, ce qui a été intéressant c’est que pour la première fois à Genève, en tous cas d’une manière officielle, les immigrés étaient dans la rue, récoltaient des signatures. Je me souviens très bien que, à cette époque, ce n’était pas aussi évident que cela, et que notre groupe d’une cinquantaine de personnes avait fait très attention qu’il y ait toujours un Suisse ou une Suissesse à chaque table, à chaque endroit dans la rue on l'on récoltait les signatures pour qu'au moins on ne laisse pas l’immigré tout seul, qui risquait peut-être de se faire agresser où attraper par la police. C’était un peu le climat à cette époque, pour la première fois, des immigrés se trouvaient dans la rue à récolter des signatures pour Être solidaires. » (pages 3 et 4 du document ci-dessous)

L’initiative réunit, en novembre 1977, les signatures nécessaires pour être soumise au corps électoral. Une année plus tard, le Conseil fédéral se prononce pour son rejet et élabore un contre-projet indirect sous la forme d’une atténuation de la rigueur du statut de saisonnier. Une année plus tard encore, c’est le parlement qui se prononce contre l’initiative, laquelle peut désormais être soumise au vote.

La campagne et le vote

La campagne démarre début 1981. De nombreux moyens sont utilisés pour tenter de convaincre le corps électoral de voter en faveur de l’initiative. Nous conservons par exemple, dans le fonds du Comité pour l’abolition du statut de saisonnier, un diaporama avec commentaire enregistré qui a probablement servi d’amorce à des soirées de discussions sur l’initiative. Son commentaire se termine ainsi, appelant les auditrices et auditeurs à l’action :

Quand vous déciderez-vous à un acte humanitaire? La révision de la Loi sur les Étrangers et le faible nombre de saisonniers n'offre-t-il pas le moment propice à une humanisation de nos lois?

Vous pouvez écouter ci-dessous l'intégralité du commentaire du diaporama (AC, Fonds 090 CASS, Pièce C0055). Les images peuvent être visionnées ici:

Dans son édition du 16 janvier, le journal Tout va bien Hebdo annonce qu’il s’engage en faveur de l’initiative et qu’il publiera, chaque semaine, jusqu’au vote fixé au 5 avril, un article sur l’initiative :

« La campagne et les résultats du vote recouvrent des enjeux qui vont bien au-delà d’un changement de la Constitution. Une fois n’est pas coutume, on vous demande, on vous redemandera d’aller voter pour l’initiative Être solidaires, et de bosser pour elle comme vous pouvez, où vous vous trouvez, d’où que vous veniez. Imaginons enfin, après une défaite sans appel ce qu’il adviendrait de la fragile unité qui, grâce au travail fait à l’enseigne d’Être solidaires, se développe entre travailleurs suisses et étrangers. Là réside l’enjeu le moins institutionnel de l’affaire, mais peut-être le pus important. Une claque le 5 avril casserait des années de patient mouvement dans les syndicats et les partis de gauche, désabuserait des milliers de militants anonymes, marquerait une régression politique. En un mot, ce serait la plus sûre victoire de la droite la vraie, la sordide, celle des petits chefs et des gros sous, celle du chantage et de l’intimidation, celle de l’arrogance en uniforme ou en complet-veston. On l’a compris : en défendant l’initiative, c’est pour nous aussi, pour nous tous, que nous nous battons. » (16 janvier 1981 p. 16)

Malheureusement, la claque redoutée advient, dans les proportions rappelées ci-dessus. Si le rejet de l’initiative n’est pas une surprise, son ampleur est une immense désillusion pour celles et ceux qui s’étaient engagé.e.s. Tout va bien Hebdo titre, dans son édition du 9 avril 1981, «La merde à l’air libre». Pour Jean Steinauer, le terrain institutionnel est désormais fermé à toute possibilité d’une humanisation des conditions d’accueil des migrant.e.s en Suisse. Il faudra, écrit-il, « se battre ailleurs, plus ponctuellement, plus directement aussi. » Un avis partagé au sein du Centre de contact Suisses Immigrés de Genève par exemple où le rejet de l’initiative va déterminer les militant.e.s à s’orienter vers l’accueil scolaire des enfants clandestins. C’est encore Berthier Perregaux qui raconte :

« […] il y a eu à ce moment-là un creux de la vague un peu de découragement, mais ici à Genève, nous avons quand-même réussi à garder avec nous un certain nombre personnes toujours intéressées par le problème des immigrés et nous avons créé des groupes de travail. En particulier, un groupe de travail sur les problèmes de l’école [… ] » (p. 6 du document reproduit ci-dessus)

Laissons encore la parole, en guise de conclusion, à Jean Steinauer qui, à l’occasion du débat parlementaire sur l’initiative (octobre 1980), propose l’analyse suivante aux lectrices et lecteurs de Tout va bien Hebdo :

L’Union des arts et métiers […] qui faisait figure en 1970 de premier supporter de la politique gouvernementale, tient aujourd’hui l’emploi d’adversaire principal de cette politique. Il peut sembler paradoxal que les pires contempteurs de Schwarzenbach chaussent aujourd’hui ses bottes pour faire quelques pas, pour marcher sur les saisonniers par exemple. Il n’est pas illogique, au fond, que la droite honorable (petit patronat, Parti radical…) ait pris le relais de la droite méprisable (Républicains, Action nationale) après que celle-ci, comme Winkelried, a fait le trou.

Steinauer observe ici un déplacement qui s’est opéré à droite au tournant des années 1980. Dans les années 1970, le patronat, en effet, s’était toujours opposé aux initiatives dites Schwarzenbach. Le journaliste de Tout va bien constate qu’autour du débat sur Être solidaires s’affirment, dans ce qu'il nomme la « droite honorable » des positions xénophobes jusqu’alors réservées aux extrémistes de l’Action nationale. L'échec de l'initiative, il y a quarante ans, n'a pas aidé à freiner cette tendance. Par la suite, les revendications des initiants ont été portées, notamment, par le Forum 82, créé une année après le vote, et par le MODS, Mouvement pour une Suisse ouverte, démocratique et solidaire.

Pour aller plus loin:

Dans nos fonds:

Aux Archives sociales suisses:

Ouvrages et articles:

  • Gérard de Rahm, Sophie Martin, «L'initiative Être solidaires: un pluralisme mystificateur?» in Annuaire suisse des sciences politiques vol. 16, 1976.
  • Lise-Emmanuelle Nobs, Une nouvelle politique à l'égard des étrangers? L'initiative "Etre solidaires" à contre-courant des initiatives xénophobes et de la politique fédérale durant les années 1970, mem. lic., Univ. de Fribourg (dir. Francis Python), 2010-2011.
  • Jean-Pierre Thévenaz, «Étapes d’un service œcuménique au monde du travail» in Cahiers d'histoire du mouvement ouvrier, n°36, Lausanne, AEHMO, d'en bas, 2020.

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