Une version de ce texte paraîtra, en italien, dans le numéro 57 de l'excellente revue Zapruder: rivista della conflittualità sociale . Nous en proposons ici une version en français avec l'aimable autorisation du comité de rédaction.

Nino – Ah, è suo figlio. E non c’ha il permesso per tenerlo in Svizzera… Elena – No, non ancora. Se lo scoprono ci mandano via tutti e due. Nino – E non me lo poteva di’ subito, scusi? Sa quanti n’ho visti di casi come il suo? Negli armadi degli emigranti ci so’ più regazzini che tarli!

Nino – Ah, c'est votre enfant. Il n'a pas de permis pour rester en Suisse, hein… Elena – Non, pas encore. S'ils le trouvent on doit quitter le pays, les deux. Nino – Et ne pouvez-vous me dire tout de suite? Savez-vous combien de cas comme ça j'ai vu? Dans le placards des émigrants y'a plus d'enfants que de vers du bois! Pane e cioccolata, par Franco Brusati, Verona produzioni cinematografiche, 1974, 39’14’’-39’30’’

L'école pour celles et ceux qui n'en ont pas

Un des traits spécifique du statut de saisonnier est qu’il interdit le regroupement familial, obligeant les parents à laisser leurs enfants dans leur pays d’origine, soit à la garde du conjoint soit à la garde d’autres familiers (Schulz et al 2021-23). Un certain nombre de travailleur·euses soumi·es à ce statut ont néanmoins rassemblé leurs familles, maintenant leurs enfants dans la clandestinité. Cette situation n’était d’ailleurs pas réservée aux enfants de saisonnier·ères : l’obtention d’un permis B de travailleur·euse annuel n’impliquait nullement la possibilité du regroupement familial. Il fallait pour cela disposer d’un « logement décent » : on imagine la marge d’arbitraire que cette formulation a pu ouvrir aux fonctionnaires chargés d’autoriser ou non le regroupement. C’est pourquoi la condition des «enfants cachés», ou «enfants du placard», émeut périodiquement la population suisse et est souvent évoquée dans les médias de masse sans toutefois que cela conduise à un large mouvement en faveur de la régularisation de ces enfants. Le rejet avec une grande marge de suffrages (84%) de l’initiative «Être solidaires» en 1981 en est un signe évident (Ricciardi 2021).

Lettre de la communauté de travail Être solidaire au sujet d'une enquête sur la scolarisation des enfants de travailleurs et travailleuses migrantes.

C’est à partir de cette déception qu’au sein du Centre de contact Suisses-Immigrés (CCSI) – une organisation fondée au milieu des années 1970 par des militant·es de la gauche chrétienne et du milieu associatif des immigré·es – surgit une «association légale pour enfants clandestins» comme l'explique Giuliana Abriel dans l'extrait ci-dessous:

Interview de Giuliana Abriel, permanente, et de Suzanne, élève par le Service d'information de l'Hospice général. Archives contestataires, Fonds du CCSI, cassettes 039A (extraits).

Les archives de l’Association genevoise pour l’encadrement et la reconnaissance des enfants sans statut légal (AGRES) sont récemment entrées aux Archives contestataires avec celles du Centre de contact Suisses Immigrés. Un fonds extrêmement riche pour ouvrir des nouvelles pistes autour de l’accès à l’éducation des enfants d’immigré·es en Suisse, un thème encore peu exploré par les historien·nes, bien que la problématique soit connue depuis longtemps et aujourd’hui encore présente dans le débat publique (Rossi, Maellaro 2019 ; Todisco 2020). La scolarisation des enfants (non clandestins) de travailleur·euses étrangères a fait l’objet de productions écrites importantes dans les organisations de l’immigration (Baglivo et al 1971) – comme on peut le constater dans les archives de l’Associazione genitori scuola italia (Agsi) et l’Asociación de trabajadores emigrantes españoles en Suiza (Atees), faisant aussi partie de notre collection –, mais également de plusieurs études récentes (Barcella 2014a et 2014b ; Eigenmann 2017).

L’ensemble des enjeux soulevés par le fonds de l’AGRES semble contribuer à élargir les questionnements ouverts jusqu’à présent sur le plan historiographique. Il est possible de dégager quatre pistes de recherches. Premièrement, la revendication du droit à l’éducation et la distinction des rôles entre CCSI et AGRES pour mener cette lutte. Deuxièmement, les relations entre AGRES et autorités cantonales. Troisièmement, les stratégies pédagogiques et les problématiques spécifiques de l’apprentissage à partir d’un corpus de documents très intéressant, bien que quantitativement modeste. Quatrièmement, le rôle du comité de l’association, tant sur le plan du recrutement des enseignant·es que sur celui de la coordination entre les aspects scolaires, d’appui individuel et de perspective politique.

Lettre du Service des sports de la Ville de Genève à l'AGRES au sujet d'entrées offertes à la piscine et à la patinoire

Lettre du Service des sports de la Ville de Genève à l'AGRES au sujet d'entrées offertes à la piscine et à la patinoire. Archives contestataires, Fonds du CCSI, sous fonds AGRES.

L’école au centre

Le refus par le corps électoral de l’initiative «Être solidaires» en 1981 représente un tournant majeur pour l’activité des militant·es plus actives dans la campagne, notamment les milieux religieux et les associations de l'immigration. À Genève, le CCSI organise une série de rencontres nommées «Forum», comme ailleurs en Suisse, pour s’interroger sur la suite et imaginer les formes d’un possible engagement à plusieurs niveaux.

Compte-rendu des discussions du groupe de travail École et immigration pendant le Forum Suisses Immigrés du 6 mars 1982. Archives contestataires, Fonds CCSI, série Être solidaire.

Différents groupes de travail voient le jour et la question de l’école est thématisée. Cette réflexion s’appuie sur un travail d’enquête développé dès la fin des années 1970, en mettent l'accent surtout sur l’impact des inégalités à l’intérieur de différents parcours d’apprentissage. Il s’agissait pour le CCSI de «prendre en charge des enfants "clandestins", ainsi [que de fournir] un appui aux familles.» Mais, «[vu] leur nombre croissant d’années en années il n’a plus guère été possible de répondre aux besoins scolaires et d’accompagnement […] de cette manière-là.» Face à cette demande croissante de scolarisation, le CCSI – conjointement avec le Centre social protestant, Caritas, Terre des hommes Suisse et la Fédération des ouvriers du bois et du bâtiment – créé l’AGRES.

La nouvelle organisation va agir pour l’essentiel sur deux fronts : aider les familles dans leur parcours administratif pour obtenir le permis B, donc la possibilité du regroupement familial, et assurer un enseignement aux enfants clandestins par le biais de la «Petite école», ainsi qu’un appui pour l’accès aux «organismes interdits» aux enfants clandestins, à savoir les soins pédiatriques, les centres de loisirs, les camps de vacances, les crèches, etc. Ailleurs dans la Suisse romande existaient des expériences du même type : en 1983 une enseignante de La Chaux-de-Fonds écrit à la future permanente de l’AGRES que «depuis 3 ans un cours pour enfants clandestins a été mis sur pied» et que leur projet était «d’accepter, en tant qu’enseignants suisses, un enfant clandestin pour chaque classe sans l’annoncer [aux autorités cantonales], chose qui se fait déjà, en très petit nombre».

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Affiche en faveur du regroupement familial publiée par le Centre de contact Suisses Immigrés. Fonds Florian Rochat, Affiche 255.

Une pédagogie adaptée aux circonstances

A partir de 1985/1986 la Petite école fonctionne à temps partiel grâce au soutien de deux églises, qui fournissent les locaux, et d’une équipe de salarié·es et bénévoles. Quelque 400 élèves ont reçu une première scolarisation, dans une démarche d’accompagnement et de transition de la clandestinité à l’école publique : « L’objectif principal, au-delà de la prise en charge ponctuelle des enfants clandestins, reste celui d’une préparation à l’insertion dans le système scolaire public [...]. »

Le parcours migratoire des parents et des enfants, ainsi que l’hétérogénéité des situations des élèves obligent les instituteurs et institutrices à construire une pédagogie adaptée à ces circonstances, comme on le constate dans les rares «bilans pédagogiques» conservés dans le fonds. Les archives contiennent également une liste de notions à travailler en français et mathématique qui correspondent au plan d’étude de la deuxième année d’école primaire, c’est-à-dire à l’âge de 5 à 6 ans. Bien que la sélection du personnel reste un choix stratégique entre le mains du comité, celui-ci laisse plus d'autonomie aux salarié·es quant à la définition des moyens pédagogiques à mettre en œuvre. En effet, la typologie de l'enseignement dispensé à la Petit école ne peut pas être seulement une décalque de l’école publique :

Notre école est sujet[te] aux changements fréquents. Le nombre d’enfants plus ou moins difficiles, les critères d’admission, le rôle de l’école, amènent les collaborateurs à réfléchir et à s’adapter à des situations peu stables. Le flou des structures en général et le projet école en particulier ne permettent pas aux permanents de mener leur travail comme elles le souhaiteraient. Il est indispensable de leur donner les moyens de travailler et nous en convenons de leur laisser carte blanche afin d’organiser le fonctionnement de l’école. Les permanentes coordonnent aussi le travail avec les bénévoles.

Les très faibles moyens financiers dont dispose l’association implique qu’elle ne peut pas accueillir tous les enfants clandestins qui pourraient bénéficier de ses services. L’AGRES décide de se concentrer sur les enfants dont les familles sont les plus proches d’obtenir le droit au regroupement familial, afin de les préparer à l’entrée imminente à l’école publique. Mais ce critère de choix est souvent discuté, en particulier par les permanent·es qui s’occupent de l’accueil des familles. Toujours dans sa séance de juin 1987, le comité souligne que :

L'AGRES ne peut pas accueillir tous les enfants donc il faut introduire des critères d'admission: 4e et 3e permis A. Giuliana prendra toutes les inscriptions. Mais que faire avec les enfants qui ne peuvent être admis à l'AGRES? Nous devons y réfléchir et ne pas laisser Giuliana seule face à ce problème.

Le tournant de 1989-1991

Par ailleurs, la division des tâches entre l’AGRES et le CCSI permet à ce dernier, et en particulier à son groupe de travail "École et famille", de poursuivre la lutte politique pour faire respecter le droit de tous les enfants résidents sur le territoire genevois, quel que soit leur statut, à être admis à l’école publique. Ainsi, l’AGRES ne s’envisage pas comme une alternative durable à la scolarisation officielle, comme le soulignent à plusieurs reprises les pédagogues Christiane Perregaux ou Florio Togni (1989), mais plutôt comme une solution temporaire aux contraintes de la clandestinité, qui enfermait quelques milliers d’enfants entre les murs de leurs logements. C’est pourquoi, dans toute la mesure du possible, elle s’efforce de faire avancer, cas par cas, les démarches pour obtenir le regroupement familial et la scolarisation des enfants.

Parallèlement le rôle même de l’AGRES est conçu sur une base temporaire, dans l’idée de provoquer une avancée au niveau politique, qui se produit enfin en 1989, quand Dominique Föllmi, conseiller d’État et chef du Département de l’instruction publique, prend publiquement position en faveur de la reconnaissance du droit à l’éducation. À partir de la rentrée du 1991, les portes des écoles publiques genevoises s’ouvrent donc aussi aux enfants sans statut légal. L’AGRES perd ainsi sa raison d’être, comme réaffirme le comité en 1990 :

Il faut fermer car rester ouvert en parallèle à l’ouverture de l’école publique, c’est risquer que les parents préfèrent la petite école et le semi-clandestin pour leur enfant. C’est politiquement MAUVAIS.

Pour aller plus loin

  • Allemann-Ghionda, C. e Lusso-Cesari, V. (1986) Les échecs scolaires des enfants des travailleurs immigrés en Suisse: causes, mesures en cours d'application, perspectives, Aarau, Centre suisse de coordination pour la recherche en matière d'éducation.
  • Baglivo, A.; Ghiosso, G.; Jungo, M.; et al. (1971) Una scuola in agonia. Milano, Sapere.
  • Barcella, P. (2014a) Migranti in classe. Gli italiani in Svizzera tra scuola e formazione professionale. Verona, ombre corte. (2014b) Scritture e documenti scolastici, in Mattia Pelli (a cura di), Archivi migranti. Tracce per la storia delle migrazioni italiane in Svizzera nel secondo dopoguerra. Trento, Fondazione Museo storico del Trentino.
  • Calvarusso, C. (1971) Sottoproletariato in Svizzera, Coines.
  • Glatz, G., Moutier, J-P., Temps présent: Les travailleurs de l'ombre, 12 mai 1988 (interview à une enseignante et un enfant de la Petite ècole 23'18''-27'47'')
  • Lagrange, J-J. (1969) Temps présent: les enfants de la loi, Télévision suisse romande, 28 novembre, 53 min.
  • Llorens, M. (2013) "Sortir l'immigration de son ghetto": Le Centre de contact Suisses-immigrés de Genève, relais des revendications immigrées? 1974-1990, Genève : Université de Genève.
  • Perregaux, C. e Togni, F. (1989) Enfant cherche école. Pour le droit à l'éducation en Suisse, Genève, Zoé.
  • Ricciardi, T. (2021) "ESSERE SOLIDALI" nel paese delle iniziative antistranieri: il movimento pro-stranieri nella Svizzera degli anni Settanta, in Di Sanzo, D. (a cura di), Lavori Migranti. Storia, esperienze e conflitti dal secondo dopoguerra ai giorni nostri, Potenza, Le Peneur, p. 77-98, http://archive-ouverte.unige.ch/unige:154879.
  • Soldini, S. (a cura di) (1970) L'immigrazione in Svizzera. Il lavoro straniero in Svizzera dalle origini ad oggi, con particolare riferimento all'immigrazione italiana, Sapere.
  • Todisco, V. (2020) Il bambino lucertola, Locarno, Armando Dadò (ed. or. Zurigo, Rotpunktverlag, 2018)

Avec le soutien de la République et canton de Genève, dans le cadre du fonds de transformation des entreprises culturelles.

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