La nature en ville

Depuis deux ans, les Archives contestataires choisissent chaque année un thème ou une question qui structure une partie de nos actions de valorisation. Après « Contester la course accélérée vers l’avenir » et « Culture-contre-culture », nous mettrons, cette année, en avant nos archives des luttes écologistes autour du titre « Écologies : quelles histoires ? » Dans ce cadre, une série de quatre article a été proposée sur le site Renverse.co pour animer le thème du mois d’avril.

Dans le premier article de cette série, nous écrivions :

Une des questions centrales de l’histoire récente du mouvement écologiste est celle de son devenir-parti, autrement dit, des circonstances qui ont fait de ce mouvement la force électorale qu’il est aujourd’hui et du rapport entre cette force électorale et les mouvements contestataires dont elle est issue.

A cet égard, il est intéressant de revenir sur un aspect des mouvements de quartier des années 1970. C’est ce que nous proposons de faire ici autour de documents iconographiques qui illustrent la revendication du maintien d’éléments de nature en ville et la volonté de s’opposer à la densification urbaine frénétique qui a caractérisé la période dite des Trente glorieuses.

Au début des années 1970, des groupes d’habitant.es de deux quartiers du centre-ville sont mobilisés pour le maintien d’espaces verts : le Groupe d’habitants des Eaux-Vives et le Mouvement de quartier de Plainpalais.

Un parcours iconographique

Dans les deux cas, la mobilisation se cristallise autour d’un espace vert et de l’abattage d’arbres. Dans les affiches qu’ils produisent pour populariser leur lutte, les deux mouvements mettent en scène la nature en ville et « l’État bûcheron ». Ci-dessous, une remarquable affiche qui tire parti de la forme du cèdre que les habitant.es des Eaux-Vives entendent préserver :

Fête populaire

Dans la même veine, le cèdre est représenté sur l’affiche suivante comme un abri qui s’offre aux jeux d’enfants, aux promenades amoureuses et à la sieste. Toutes les activités et toutes les générations semblent cohabiter sous la ramure bienveillante de l’arbre. Notons le slogan ambigu : « En aménageant cet espace vert, nous luttons pour le préserver. » C’est bien d’un aménagement alternatif qu’il est question pour le Groupe d’habitant des Eaux-Vives et non pas d’un espace sauvage en ville.

En aménageant cet espace vert, nous luttons pour le conserver

L’affiche suivante illustre une sorte de combat entre la densification urbaine et un cèdre stylisé dont le tronc est tordu par les constructions environnantes. Les buildings des banques et des assurances forment des visages de capitalistes à chapeaux haute-forme (selon la représentation classique) et seul un HLM soutien d’un bras le cèdre dont le tronc est en train de casser.

100 banques ou un cèdre

A Plainpalais, les habitant.es luttent contre la destruction d’un espace vert et l’implantation de nouvelles routes. Deux versions d’une même affiche appellent, en janvier 1972, à la plantation symbolique d’un peuplier aux Minoteries. La première, dans un style classique, reprend l’iconographie déjà observée ci-dessus. Mais les habitant.es de Plainpalais semblent plus optimistes quant à l’issue de leur lutte, car sur cette première affiche, ce sont les immeubles qui se fissurent et l’arbre (sans doute le peuplier) occupe le premier plan de l’affiche et interrompt le trafic automobile.

L'État abat, nous reboisons

L’affiche suivante est une variante dans un style enfantin.

L'Etat abat - Nous reboisons

Sous le même slogan, « L’État abat, nous reboisons », l’affiche appelle également à la plantation d’« un grand peuplier » aux Minoteries. Elle contient un grand nombre de détails humoristiques. Ainsi, un personnage à l’arrière-plan lit-il un journal dont le titre annonce que « la reine a la scarlat[ine] ». Un autre, au premier plan, à l’allure policière, tracté par une voiture « de l’état », anone « A Dada sur le cheval de l’état ». Comme dans la troisième affiche des Eaux-Vives, les immeubles portent les noms des entités qui veulent densifier la ville : « Coop, régisseurs, État, banquiers, propriétaires ».

Ajout remarquable de cette affiche humoristique, l’appel est adressé à « tous, suisses et étrangers » : un an et demi auparavant, le 7 juin 1970, le corps électoral avait rejeté la première initiative dite Schwarzenbach « contre l’emprise étrangère ». Une autre initiative du même genre devait être lancée en novembre 1972. Le climat xénophobe était donc très présent et le risque de récupération de luttes contre la densification urbaine par l’extrême-droite était sans doute envisagé par les militantes et les militants.

Pourquoi avons-nous voté oui pour l’environnement ?

Une photographie d’une manifestation du 1971 dans le quartier de Plainpalais montre les slogans qui sont mobilisés par les participant·es au mouvement de quartier.

Manifestation à Plainpalais (1971)

L’un d’entre eux interpelle : « Pourquoi avons-nous voté oui pour l’environnement ? » A quoi fait référence cette banderole ?

On peut supposer qu’il s’agit de la votation fédérale du 6 juin 1971 « insérant dans la constitution fédérale un article 24 septies sur la protection de l’homme et son milieu naturel contre les atteintes nuisibles ou incommodantes ». Proposé par le Conseil fédéral, ce nouvel article constitutionnel était justifié comme suit :

La protection de l’homme et du milieu naturel contre les atteintes qui leur sont portées mérite aujourd’hui d’être introduite dans la Constitution. Il s’agit de sauvegarder les biens les plus précieux : protéger notre milieu vital contre toute menace, protéger ainsi la patrie, et par là même assurer avant tout la protection de l’homme. La Confédération se doit de reconnaître la nécessité de cette protection dans sa loi fondamentale, la constitution fédérale. (FF 1970 I 773)

Le message du gouvernement fédéral fait référence, comme l’origine de sa réflexion sur la question, à une motion déposée par le Conseiller national Julius Binder. Le député argovien est membre du parti démocrate-chrétien, avocat et administrateur de nombreuses entreprises et de banques. Il commence sa motion dans les termes suivants :

Le bruit, les trépidations, les émissions de fumée ou de gaz se sont accrus de manière alarmante. La santé de l’homme et des animaux est en danger et en maints endroits, la végétation menace de dégénérer. Le développement économique raisonnable qui assure au peuple plein emploi et bien-être ne doit aucunement être entravé.

Mais il conviendrait de prendre, dans le domaine de l’industrie, des transports et communications et de l’urbanisme, les mesures de précaution que l’état de la technique permet de prendre pour préserver la collectivité et le voisinage des émanations excessives.

On le voit, quelque apocalyptique que soit le tableau qu’il dresse des nuisances industrielles, Binder pose comme prémisse que le développement économique ne doit pas être entravé.

Les manifestant.es de 1971 à la rue Dancet et les mouvements de quartier des années 1970 font un pas de plus : ils identifient les nuisances au profit capitaliste. Avec cette interprétation qui se lite sur leurs banderoles et leurs affiches, ils font émerger l’écologie comme mouvement revendicatif contre la protection de l’environnement comme position réactionnaire.

Bibliographie sommaire

  • Pierre Collart, Luttes urbaines à Genève : modes d’action et degré de politisation des groupes d’habitants à Plainpalais (1970-1978), mémoire de master, Université de Genève, Département d’histoire générale, 2021, 117p.
  • Dominique Gros, Dissidents du quotidien, Lausanne, éd. d’en bas, 1987.

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