L'affaire Firmenich

Tout au long du mois d’avril, sur proposition du site Renverse.co, les Archives contestataires ont proposé des matériaux pour contribuer à inscrire les mouvements écologistes dans l’histoire des luttes sociales, dans le cadre du thème annuel de valorisation sur « Écologies : quelles histoires ? » Ce dernier article revient sur la fuite de quelque 600 kilos de brome dans le quartier de la Jonction, à Genève, provoquée par l’usine chimique Firmenich le 8 novembre 1984. Une lettre de la section genevoise du Syndicat de services publics (SSP) permet de montrer les tensions au sein des syndicats locaux autour de la question écologiste.

« Chimie sans pollution »

Lors de son assemblée annuelle, tenue à Genève le 14 et 15 juin 1984, la Société suisse des industries chimiques expose les bons résultats de la branche. Forte de quelque 350 entreprises et 68’000 travailleuses et travailleurs, elle ne cache pas son optimisme face à la reprise qui s’annonce après une décennie de crise (Le Nouvelliste, 16.06.1984). Arthur Dunkel, directeur général du GATT (General Agreement on Tariffs and Trade) l’ancêtre de l’Organisation mondiale du commerce, est l’invité d’honneur de l’assemblée. Il encourage à faire mieux dans la lutte contre le protectionnisme.

Le président Marc Moret, quant à lui, se prononce contre les deux initiatives populaires écologistes sur l’énergie, soumises au corps électoral le 23 septembre. Il parle des mesures de réduction des risques et pour l’élimination des déchets industriels prises par l’ensemble des industries qu’il représente (Journal de Genève, 14.06.1984). Puisqu’il est « évident – souligne encore Le Nouvelliste le 16 juin – que pour les chimistes suisses, il y a un « avant » et un « après » Seveso. » Comme l’on a souligné dans le deuxième article de cette série, le désastre provoqué par l’ICMESA au nord de l’Italie a marqué une prise de conscience écologiste en secouant l’opinion publique européenne. C’est pourquoi Moret – qui sera deux ans plus tard la cible de nombreuses critiques suite à la catastrophe de Schweizerhalle, impliquant l’entreprise bâloise Sandoz (aujourd’hui Novartis) dont il était directeur général – ne peut pas éviter d’aborder ces questions. Et c’est probablement pourquoi la Société des industries chimiques choisit de terminer son assemblée avec un « repas champêtre » dans un cadre bucolique, le château de Dardagny, après une visite guidée de deux sites de production Firmenich, à La Plaine et à Meyrin.

Strom ohne Atom. Sortie du nucléaire (AC, Fonds ContrAtom, Affiche 329, 1984 ; affiche appelant à voter oui aux deux initiatives du 23 septembre 1984 : « pour un approvisionnement en énergie sûr, économique et respectueux de l’environnement » et « pour un avenir sans nouvelles centrales atomiques »)

Avec 50 millions de francs d’investissements en recherche par année – ce sont des estimations, car Firmenich ne dévoile pas à cette époque son chiffre d’affaires (Journal de Genève, 24.10.1985) – ce géant de la production de parfums et arômes se situe à l’avant-garde du secteur. L’ouverture des portes de ses nouveaux établissements – bien équipés en aération et filtrage, ainsi qu’en systèmes de contrôle numérique par le biais de « 75 microprocesseurs » – est une métaphore de l’ouverture que le secteur cherche à mettre en œuvre afin de gagner à nouveau la confiance du public. La presse montre un enthousiasme sans retenue : le journal fribourgeois La Liberté (18 juin 1984) intitule son compte-rendu Chimie sans pollution et explique que l’usine de La Plaine « rejette dans le [Rhône] de l’eau plus propre qu’elle n’en pompe grâce à une station dépuration qui sert aussi aux communes avoisinantes et dont l’État paie le 1/16e des coûts d’exploitation. »

Pourtant, dans un autre établissement de cette même entreprise, une importante fuite de brome survient moins de 5 mois plus tard.

Un nuage rougeâtre fait pleurer Genève

Sauf indication contraire, cette reconstruction se base sur un dépouillement de la presse romande entre novembre 1984 et février 1986 et limitée aux archives de la Gazette de Lausanne et du Journal de Genève, letempsarchive.ch, et certains titres répertoriés sur e-newspaperarchives.ch, notamment : Le Nouvelliste, La Liberté, L’Impartial, Journal du Jura, La Gruyère.

Le 8 novembre 1984, à 9h31, un raccord en aluminium de l’atelier 17 de l’usine Firmenich à la Jonction, transportant du brome dans un réacteur chimique, éclate à cause de la fusion de deux joints en téflon. Vers 9h45, les personnes présentes dans l’usine abandonnent le bâtiment. Le Service d’incendie et de secours (SIS) reçoit l’alarme à 9h57, quand la police est déjà sur place et, munie de masque à gaz, boucle la zone en conseillant à la population avoisinante de se mettre à l’abri. Entre-temps, quelque 600 kg de substance toxique – c’est ce que déterminera l’enquête du juge d’instruction Patrick Blaser – ont été diffusés dans l’air de la Jonction, suite à la décision de la direction d’actionner les ventilateurs (voir la lettre du SSP analysée dans le prochain paragraphe). Un nuage de vapeur rouge-brune se répand dans le quartier, puis il est poussé par le vent vers Plainpalais, la Vielle ville et enfin le lac en direction de Coppet (VD).

Impartial 1984 Illustration parue dans L'Impartial, 9 novembre 1984

Quatre employés, présents dans l’atelier au moment de la fuite, sont hospitalisés sans séquelles graves. Ce type de gaz étant extrêmement irritant pour les yeux et les poumons, il préoccupe d’autant plus que le nuage touche un secteur assez densément peuplé de la ville. Certains journaux évaluent à 50’000 personnes touchées sur une population totale de 160’000. Bien que Firmenich ait immédiatement affirmé que la quantité de brome dégagée ne représentait pas un danger pour la santé des genevois·e·s, l’étude annexée au rapport au Conseil d’État du 11 octobre 1985 explique, en revanche, que la population a été exposée à une concentration 2 à 5 fois supérieur au seuil maximal de 0,1 ppm. En analysant quelque 90 cas traités à l’Hôpital cantonal, l’étude affirme que la fuite chez Firmenich est la première « exposition humaine massive au brome » dont on a connaissance.

Les déclarations de l’entreprise visaient à rassurer la population, ainsi qu’à défendre l’idée de l’accident imprévisible et que les décisions prises par la direction lors du sinistre suivaient, en quelque sorte, la loi de la nécessité (sur l’usage problématique du terme accident, qui était par contre la norme dans les années 1980, cf. la note 1 du deuxième article de cette série).

Dès le début, Firmenich explique notamment que les installations dédiées à la « bromuration » – où le brome était utilisé pour la production du jasmonate de méthyle, composant intermédiaire pour la production de parfums – avaient été vérifiées comme d’habitude à l’avance. Par la suite, la direction semble rester très, voire totalement fermée au débat public : aucune interview des membres de la direction n’a été repérée dans la presse romande, ni dans la partie disponible en ligne des archives de la RTS. Même l’émission « Table ouverte » du 13 février 1985, qui utilise en amorce les images tournées à la Jonction le matin du 8 novembre 1984, recourt au secrétaire du Conseil d’administration de Ciba-Geigy, une autre entreprise, (Novartis après fusion avec Sandoz en 1996), qui insiste sur l’importance d’informer le public lors d’un quelconque « accident ». L’ouverture et la transparence, affichée après Bhopal et Seveso, mais aussi en juin 1984 lors de l’assemblée annuelle du secteur, montrent leurs limites.

Face aux événements de l’hiver 1984-85, la fuite de la Jonction pourrait perdre son importance en termes de gravité. En effet, deux parmi les plus grandes catastrophes industrielles de l’histoire occurrent dans la foulée : dans la Zone métropolitaine de la vallée de Mexico une série d’explosions dans une usine de GPL de PEMEC fait plus de 500 mort·e·s le 19-20 novembre ; tandis qu’à Bhopal, en Inde, une explosion dans l’usine de pesticides Union Carbide dégage près de 40 tonnes de gaz toxiques et tue entre 7’000 à 10’000 personnes, avec séquelles sur toute forme de vie jusqu’à aujourd’hui. C’est donc à la lumière de ce contexte qu’il faut analyser la lettre conservée dans le fonds d’Eric Decarro, dont l’inventaire est actuellement en cours et sera bientôt publié sur notre site.

Une idée combative du syndicalisme

À la fin de 1984, Eric Decarro (1940-2017) est membre du Comité fédératif du Syndicat des services publics (à l’époque plus connu sous son acronyme allemand : VPOD) et s’apprête à être réélu à la présidence de la section genevoise en 1985, après un premier mandat de 1978 à 1982. Grandi dans une famille communiste et ayant fait l’expérience des groupuscules de la Nouvelle Gauche, il représente l’aile combative de son syndicat, souvent en conflit soit avec les instances nationales du SSP (même quand il en assumera la présidence entre 1995 et 2003), soit avec les autres organisations syndicales genevoises qui se regroupent au sein de l’Union des syndicats du canton de Genève (USCG) – ceux qui adhèrent à l’Union syndicale suisse – ou de la Communauté genevoise d’action syndicale (CGAS). Cela était le cas en 1979 lors des discussions sur le code de recyclage des chômeurs ; l’affaire Firmenich ravive le même type de tensions.

Avec un communiqué de fin novembre 1984, paru sur le journal syndical Solidarité, la section genevoise de la Fédération du personnel du textile, de la chimie et du papier (FTCP), à savoir le syndicat le plus concerné par la fuite de la Jonction, se montre assez irritée par les « bruits qui courent » et le fait que « d’autres parlent à [sa] place au nom des travailleurs, alors que le syndicat [représente] quasiment 100 % du personnel. » Elle recommande « au public genevois de réserver sa confiance aux travailleurs des entreprises, qui sont mieux placés que quiconque pour exiger de leurs directions la meilleure sécurité pour eux-mêmes et par voie de conséquence pour la population. » La cible de cette attaque est probablement le « Comité unitaire » – formé par la Fédération des associations de quartiers et d’habitants, le Parti socialiste ouvrier, le Comité Malville, le Comité contre Verbois nucléaire, Greenpeace Suisse, ainsi que les syndicats SSP et SIT – qui avait demandé l’arrêt de la production et la mise au chômage technique pour l’ensemble du personnel.

Le point de vue de la FTCP, en revanche, demeure proche de celui de l’entreprise. Sa défense de la prise en charge de la fuite par l’équipe de sécurité interne, même face aux négligences dévoilées par l’émission télévisée « Tell Quel » en janvier (Journal de Genève, 21.01.1985) et sans mettre en discussion la décision de disperser le brome dans l’atmosphère, en est un exemple parlant. Dans un rapport réservé du responsable des pompiers, ce dernier avait révélé un écart de 26 minutes entre la fuite et l’alarme, suite à un mal fonctionnement dont ni Firmenich, ni la FTCP avaient jamais fait mention (La Liberté, 11.01.1985 ; Journal de Genève, 12.01.1985).

C’est justement à ces détails que s’attaquera un communiqué signé par Charlotte Cousin et Rémy Pagani au nom du « Comité unitaire », paru sur Le Journal de Genève le 11 janvier 1985, tout en demandant la publication intégrale des rapports produits par tous les services publics concernés (encore une fois, il faut se battre pour avoir de la transparence !).

FAN-L'Express 1984 Illustration parue dans FAN-L’Express, 9 novembre 1984

« Au-delà de tout esprit polémique »

Quelques jours plus tard, la séance du comité de l’USCG, un organe qui rassemble l’ensemble des organisations syndicales genevoises, du 28 janvier est très tendue. L’attaque contre le SSP de la part de la FTCP est à l’origine de la lettre de réponse du SSP, datée 22 mars 1985. D’après cette lettre, le procès-verbal de la séance rapporte :

« Le collègue Conus [secrétaire de la FTCP] regrette et dénonce l’attitude de la VPOD lors de l’accident survenu chez Firmenich. La VPOD avait demandé la fermeture de l’entreprise et la mise au chômage technique du personnel. Décarro retorque [sic] que le risque encouru dépassait le seul personnel de l’entreprise. »

La réponse du SSP Genève s’appuie sur trois éléments généraux, tout en posant une série de questions qui touchent aux détails de l’affaire Firmenich. D’abord, elle rappelle le contexte des catastrophes survenues dans l’hiver 1984-85 (Mexico, Bhopal), et même avant (Seveso), et le débat que ces événements, en tant qu’aspects du « développement chaotique du système capitaliste », ont permis de développer vis-à-vis les risques industriels. Il s’agit d’aborder le rôle que peut occuper le syndicalisme dans cette discussion.

Ensuite, le courrier regrette un comportement visant à « jeter le discrédit sur le syndicalisme » : de fait, en attaquant le Comité unitaire (« ceux qui voulaient des explications claires et déterminer les responsabilités »), la FTCP ne rend pas vraiment service au mouvement syndical, car elle favorise une attitude de « minimisation des risques, dilution des responsabilités [et surtout] identification à l’entreprise », rien de plus éloigné de ce que des personnes comme Eric Decarro entendent par syndicalisme. Enfin, le courrier défend une position, bien que critique (« notre syndicat avait exprimé ses réserves sur la demande de mise au chômage technique »), au sein du Comité unitaire en tant que section syndicale, car le syndicalisme est un moment spécifique d’un combat plus large et qui, sans aucun doute, dépasse le seul personnel d’une entreprise :

« Il ne nous semble, dès lors, pas juste que la FTCP, sans nier les efforts qu’elle déploie dans ce domaine, nous demande de lui faire confiance parce qu’elle nous garantirait la maîtrise des exigences de sécurité pour la santé des travailleurs et de la population. Ces exigences sont l’affaire de tous. On peut minimiser la fuite de brome ; elle pose néanmoins au mouvement syndical des problèmes fondamentaux d’orientation. » [italique ajouté]

Avec cette lettre, le SSP Genève saisit l’occasion pour montrer que l’attaque contre la proposition du chômage technique cache en fait une critique plus profonde contre sa façon d’entretenir des relations avec les mouvements sociaux, les associations de quartier et les groupes issus de la Nouvelle Gauche. En bref, une critique à sa façon d’envisager l’action syndicale, même au-delà de la discussion spécifique de l’écologie sur laquelle, de toute façon, le syndicalisme suisse est bien sollicité durant ces années (cfr. aussi Hans Baumann, 2019 ; Magali Pittet, 2019). C’est pourquoi la seconde partie de la lettre insiste sur cette question et la qualifie de fondamentale, encore une fois sous-forme de questions visant explicitement à lancer un débat large dans les milieux syndicaux genevois :

« Face à cette évolution, où est l’intérêt des travailleurs ? Quelle orientation doit défendre le mouvement syndical ? Doit-il fermer les yeux sur ces faits, chaque fédération s’identifiant avec " sa " branche, " ses " entreprises, " ses " emplois, en dehors de toute autre considération ? Doit-il nier les problèmes posés par le développement actuel de la société et s’y adapter en bornant ses objectifs à corriger un peu les nuisances engendrées ? Ou bien, doit-il affronter résolument ces problèmes en considérant que l’action violente, destructrice, exercée sur la nature n’est que le reflet de la violence des rapports sociaux capitalistes, basés sur l’exploitation et que ce type de développement est suicidaire ? »

Une note pour conclure : à la fin de la lettre, le débat possible est envisagé sur la forme précise de plusieurs rencontres dédiées au thème « Écologie, société et syndicalisme » dans le cadre des journées d’automne de l’USCG (1985 ?), une rencontre nous n’avons malheureusement pas trouvé de références précises ; si vous avez des pistes, l’équipe des Archives contestataires sera heureuse d’en savoir plus.)

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