Durant l'année 2022-2023, François Vallotton, professeur d'histoire à l'Université de Lausanne, a dirigé un séminaire intitulé: «Configurations et métamorphoses de la contre-culture aux Etats-Unis et en Europe occidentale 1950-1980». Après une première approche qui visait à restituer la circulation des idées et des formes contre-culturelles à l'échelle transnationale, les étudiantes et étudiants ont été invité.es à s'emparer de dossiers d'archives que nous conservons et que nous avions préalablement sélectionnés avec François Vallotton. Il s'agissait d'investiguer des pratiques contre-culturelles locales et d'interroger leurs liens avec le contexte transnational étudié dans la première partie du séminaire.
Plusieurs groupes d'étudiantes et d'étudiants ont ainsi pu se confronter avec les archives de divers mouvements contre-culturels que nous conservons. Sur l'ensemble des travaux produits dans ce contexte, deux ont été sélectionnés pour être publiés ici. Nous en donnons une brève présentation accompagnée de reproductions de certains documents cités et mettons à disposition le travail au format PDF. Nous remercions chaleureusement Fanny Andrey et Smilla Blattner ainsi qu'Auxane Bolanz et Damien Brodard pour les travaux effectués et les ultimes corrections qu'il et elles ont accepté d'effectuer pendant l'été. Un grand merci également à François Vallotton d'avoir pris l'initiative de cette collaboration.
Cette publication est l'occasion de souligner que nous apprécions particulièrement les collaborations qui permettent aux futur.es historiennes et historiens d'approcher nos collections. Le regard des générations les plus éloignées des événements que nos archives contribuent à documenter nous semble, comme on le verra avec ces deux travaux, particulièrement riche.
Dernière page de Œuf, n°6, [avril 1970], 29cm.
«Seul journal underground de langue française», c'est ainsi que The East village other qualifiait Œuf : premature egg in the yellow centre périodique genevois publié par Eric Jeanmonod entre 1969 et 1973. Auxane Bolanz et Damien Brodard se sont penchés sur la vingtaine de numéros de ce périodique en cherchant à en restituer les influences majeures. Elle et il se sont intéressés spécifiquement à la thématique de la libération sexuelle. C'est en effet la question de la représentation de la sexualité qui conduira à la fin de la publication, en 1973, après la saisie du triple numéro 15-16-17, l'arrestation d'Eric Jeanmonod pour «publication obscène» et «atteinte à la moralité des mineurs» et la saisie de l'essentiel du matériel de travail de l'éditeur.
Auxane Bolanz et Damien Brodard ont choisi de mettre en oeuvre une méthode classique de l'analyse de presse (description de la trajectoire du journal, des thèmes traités, etc.) qu'elle et il ont complété par un entretien avec Eric Jeanmonod. Dans l'esprit de l'analyse des circulations transnationales qui leur était suggéré par le séminaire, les deux auteurs indiquent à la fin de leur travail que:
La communication à l’échelle internationale étant importante dans les mouvements de contre-culture, l’Underground Press Syndicate a joué un rôle majeur. L’adhésion de l’Œuf à cette organisation atteste de son implication et des influences transnationales qui pouvaient le traverser, comme vu précédemment avec les cas du East Village Other et de Zinc. L’Œuf fut un transmetteur essentiel du mouvement underground en Europe [...] Le journal genevois a donc été un outil de diffusion de ces idéologies et mouvements artistiques, reprenant un certain nombre d’articles américains traduits vers le français pour faciliter la compréhension du public romand et l’ouvrir à cette communauté utopique.
Auxane Bolanz et Damien Brodard ont demandé à Eric Jeanmonod de définir Oeuf en quelques mots-clés. Elle et il lui laissent la parole en conclusion: «excitation, compilation, concentration, diffusion».
Manchette de l'hebdomadaire Tout va bien qui annonce un article sur l'hôpital psychiatrique de Marsens à Fribourg.
Si Auxane Bolanz et Damien Brodard se sont intéressés à une expression très emblématiques de la contre-culture, Fanny Andrey et Smilla Blattner ont, quant à elles, choisi de prendre la notion de contre-culture dans sa plus large acception. Elles se sont plongées dans le fonds Alain Riesen et Roger Schuler qui documente les débuts et les activités de l'ADUPSY, Association pour les droits des usagers de la psychiatrie). Qu'il s'agisse de la thèse de doctorat de Virginie Stucki ou de la récente publication de Cristina Ferreira, Sandrine Maulini et Ludovic Maugué autour de la figure de Martial Richoz, plus connu par son surnom de l'Homme-bus, l'historiographie sur la crise que traverse la psychiatrie romande dans les années 1960 à 1980 est déjà bien établie.
Fanny Andrey et Smilla Blattner ont cependant trouvé leur voie dans ces travaux antérieurs en posant notamment la question de savoir «quels sont les liens entre l’Adupsy et les mouvements contre-culturels apparus à partir de l’année 1968 et quel est le rôle de cette organisation au sein de la contre-culture ?» L'apparition concomittante de la contre-culture et de la contestation des institutions psychiatrique est-elle une simple coincidence chronologique? Non, répondent les deux auteurs qui soulignent que:
Ces protestations [contre l'institution psychiatrique] rejoignent le mouvement de la contre-culture, parce qu’elles se battent contre l’hégémonie des institutions, contre toutes formes de condamnation individuelle et parce qu’elles essayent de proposer d’autres approches que la psychiatrie classique.
Fanny Andrey et Smilla Blattner notent également que l'ADUPSY mobilise plusieurs registres militants qui relèvent de la mobilisation large entamant «l'hégémonie des institutions», mais également de la constitution d'une expertise militante:
Elle utilise d’abord les médias qui sont un vecteur essentiel à la propagande de la cause puisqu’ils diffusent ses idées et permettent le succès des rassemblements organisés. L’Adupsy s’engage également dans les domaines politiques et judiciaires en occupant une part importante dans le déroulement des enquêtes administratives et pénales. Sa légitimité est assurée par la présence de différents spécialistes au sein de l’association [...].
Affiche issue du fonds Rolf Himmelberger annonçant un débat à l'occasion de la révision de la «loi genevoise sur le régime des malades mentaux», Genève, 1979, Affiche 071.